© Fabrice Guénier
Fabrice Guénier, son livre, Ann, sa petite annonce dans Libération : « cherche journaliste curieux », au nez et à la barbe de Gallimard et, probablement, d’une bonne partie des médias aussi. Ann, vous en avez sans doute moins entendu parler que de cet appel au reflets de blague d’adolescent, sans doute moins pu lire sur le livre en soi, sur ce qu’il contient, comment il se lit. Un peu dommage pour un récit en lice pour le prix Renaudot et encore, il y a quelques jours, pour le prix Médicis, un livre pourtant sorti en mars — bien avant la rentrée littéraire — par l’auteur inconnu de Les Saintes, 350 exemplaires.
Fabrice Guénier, rencontré le 23 octobre, commente l’affaire :
« Je suis peut-être encore idéaliste, mais je crois assez aux contrats, et le contrat des prix c’est qu’on attire dans la lumière une dizaine de titres [...] normalement ça attire l’attention. Mon roman était sorti en mars donc ça fait un bout de temps quand même ; il avait été dans le prix Sagan [...] et il était dans deux prix, donc repêché loin, donc c’était une première aspérité pour un journaliste curieux, comme j’ai dit ; la deuxième c’est que j’étais absolument inconnu ; la troisième c’était que Besson en avait parlé au début de l’été ; Besson est quand même réputé pour être une référence. Donc tout ça sans avoir eu aucun écho, j’étais étonné du silence. C’est surtout pour Ann, parce que ce livre est un hommage, c’est surtout ça qui me tient à cœur. S’il n’y avait pas eu les prix je n’aurais pas passé cette annonce, ç’aurait été ridicule. »
Une démarche pragmatique, honnête, et quelque chose qui ne tourne pas rond dans notre société. Comme les réactions qu’il a eues : « On m’a dit “Et vous ne craigniez pas d’être assailli d’appels ?” — Vous imaginez bien que c’est le but, et si j’en ai marre, je change de numéro... ». Pragmatique donc, droit, et un peu culotté aussi, l’ancien directeur artistique. Ce n’est pas le seul pan de notre société qui ne fonctionne pas, selon Fabrice Guénier, mais nous y reviendrons.
Mais, lecteur curieux d’autre chose que de pacotille, parlons du plus intéressant, du livre, d’Ann qui en est le cœur et l’âme, de Pattaya qui en abrite le récit. Si vous êtes passés à côté de la phrase d’introduction des divers articles sur l’annonce de Libération et que vous vous êtes abstenus d’extrapoler sur la quatrième de couverture, voici en bref : Ann est l’hommage d’un occidental mûr à son amour Thaïe, une jeune prostituée, un livre à la mémoire d’une vitalité trop tôt soustraite à cette terre, la narration d’une vie fulgurante, d’une maladie, d’un deuil.
Un livre hybride
Un livre hybride. Ne vous fiez pas à la couverture qui vous le présente comme un roman, vous serez déçu. Ann est un récit, dont le « je » est l’auteur lui-même ; un récit autobiographique donc, une histoire vraie, un témoignage peut-être, comme on tend paresseusement à dire de nos jours, mais ne vous attendez pas à lire de plates mémoires, une série d’anecdotes nombrilistes, la litanie sotte de souvenirs jetés sur le dos d’une liste de courses : Ann, que je n’appellerais pas inconditionnellement Littérature, a les qualités d’un récit à la croisée des chemins : la justesse et la lumière d’un poème, la richesse instructive d’un reportage, le rêve comme un carnet de voyage, la beauté d’une Love Story.
Un livre hybride à la lecture, fait de beaucoup de phrases courtes, de retours à ligne, qui mélange les langues — anglais, thaï — qui laisse échapper des chansons, se nourrit d’extraits de carnets, un récit de proses diverses dont une des richesses certaines est l’abandon à la poésie, comme, dès les premières pages,
Le mot promenade fait pleurer. Les mots : ta main. Chaque robe que tu aurais pu porter.
Les mots : lumière, danse, bras, chambre. Des milliers de mots.
Un plein dictionnaire à oublier.
Plus près de la fin :
Tu m’accompagnerais.
Dans les rues en sarbacane. Les rues d’opérette et de drame. Les couleurs de Babel. Sarabande, fossettes et noces brèves. Quelques syllabes dansantes.
UNE DANSE, dans les heures blanches de la nuit, les rues poudrées de fards et d’éclats de rire — les robes qui tournent, tiroirs secrets, miroirs de magicienne [...]
Un récit hybride parce qu’à deux voix. Il comporte quatre parties inégales : « LES ANNÉES ANN», « ÉTÉ 2013», « SURIN HOSPITAL », « TA VILLE ». Si la chronologie le parcourt comme une colonne vertébrale, il est traversé de toutes parts à la fois par la gaieté d’Ann, son mouvement — une « ballade » à Ann — et par la tristesse désemparée de celui qu’elle laisse orphelin. Mon avis est que la seconde voix, celle du narrateur, domine la tonalité générale du récit ; il n’en reste pas moins que l’ensemble donne une image vivante et délicieuse de la vitalité qui émane d’Ann et habite Pattaya.
© Fabrice Guénier
Deux voix, c’est beaucoup mais ce n’est pas tout. Il y a Ann et il y a ses amies, « Tout une armée de poupées du vingt-cinquième siècle ». Il y a l’histoire d’amour insouciante et l’histoire d’amour dans la maladie, qui emmène le lecteur dans des régions plus traditionnelles de la Thaïlande, auprès de la famille d’Ann, dans son village natal, où la vie est simple, franche, où tout un village adopte l’amant d’Ann comme un époux, au rythme des aller-retours à l’école, des traces de bétel et du café trop sucré. Deux voix et tout un village, tout un pays pour rendre hommage à l’une des « héroïnes » de notre siècle.
Le récit de toute une contrée
Tout un pays, dont Pattaya. Pattaya, la France, les reportages qu’on voit en France sur le tourisme sexuel en Asie, les mots qui blessent : exploitation de la misère, mépris de la femme, colonialisme ; laisser libre cours, loin de chez soi, aux instincts débridés qu’il ne serait pas acceptable d’assouvir dans un occident civilisé. Ann n’élude pas ces questions et Fabrice Guénier ne les élude pas en interview non plus et ça bouscule un peu nos a priori humanistes. Hybride c’est ça aussi : parce que c’est une histoire d’amour et un documentaire, parce que c’est un récit honnête, qui ne cache rien, ne calcule pas, où l’auteur dit tout comme il le voit — tant pis pour les conventions, tant pis pour les polémiques. Parce que ce sont des questions compliquées quand même. Ce dont peut-être soupçonné l’auteur : complaisance. Est-ce qu’une histoire d’amour peut naître dans ces conditions ? Est-ce qu’une jeune femme, une jeune fille parfois, peut véritablement choisir de vendre son corps à des hommes plus tout à fait frais et qui parlent à peine sa langue ? Est-ce que ce dont parle le livre — des filles très gaies, à la fois gamines et infiniment sages, des femmes qui maternent des occidentaux cassés et dorment avec des peluches,
Ce mélange d’opportunisme et de rêves. Son autonomie — la leur, à toutes, toujours. Une armée de poupées du 25ème siècle. Une armée en dehors de nos catégories épistémologiques, à la cervelle de mutante. Qui nous dépassait tous, du haut de leur mètre soixante-cinq en talons, tant spirituellement que pragmatiquement.
Est-ce que cela est vrai, est-ce qu’on peut y croire, est-ce que leur incroyables personnalités ne sont pas in fine une carapace désespérée pour se protéger de l’innommable qu’elles vivent ? Aussi : peut-on croire qu’une majorité d’hommes qui se rendent en Thaïlande pour trouver des prostituées ne cherchent que de la tendresse, qu’ils sont cassés par des années de détresse occidentale ? est-ce qu’on peut y aller sans savoir, et trouver, au hasard, la lumière ? Est-ce que notre société va si mal qu’il faut quelques gamines de vingt ans pour éviter une catastrophe civilisationnelle ? Je vous le dis : je ne trancherai pas ces questions ; je ne pourrais les trancher qu’en allant moi-même en Thaïlande, en parlant moi-même avec ces filles, en vivant près de leur vie, en regardant par leurs yeux.
Pour le moment l’expérience la plus proche que j’aie du regard de leurs yeux c’est ce que je trouve dans ce livre, Ann, parce que si on pourrait le soupçonner de s’aveugler on ne le soupçonne pas de mensonge, de dissimulation, parce que ce qu’il raconte il l’a vu et qu’il nous le restitue tel quel, parce que ça fait longtemps qu’on devine qu’on ne peut jamais croire les médias au point de les laisser dicter notre opinion. Il nous dit : « Personne ne meurt de faim, en Thaïlande », « Il n’y a pas de mac », « Elles peuvent très bien trouver un travail de caissière, elles seraient payées assez pour aider leur famille, mais elles préfèrent ça ». Il nous explique aussi que c’est un pays qui n’a jamais connu la guerre, qui en place du Christ sanglant sur une croix est calmement surplombé d’un bouddha serein et souriant, que les relations à soi et aux autres sont complètement différentes de ce que nous vivons chaque jour.
Ce livre est un coup de pied dans nos habitudes éthiques, nos routines morales, une poésie en ce qu’il nous donne à voir les choses plus profondément, des choses que nous pouvons vivre à tout moment et d’autres que nous ne connaissons pas, parce qu’elles sont si loin, de l’autre côté du monde. Un livre juste, honnête, qui je l’espère ne laissera personne indifférent, qu’ils s’adresse à votre intellect, votre cœur ou votre faim de découverte.
© Fabrice Guénier
Ann, la Thaïlande, la vie (interview)
J’ai rencontré Fabrice Guénier un matin, dans un café. Il est un peu comme sont écriture, sans fard, un peu brouillon parfois, franc. Pour approcher le livre de plus près, il vous reste à le lire parce que tout est dedans, mais lire l’auteur qui en parle vous aidera peut-être à éclaircir les passages que vous avez oubliés.
Lorsque vous avez publié votre annonce dont on a beaucoup parlé, qu’est-ce qui a motivé le plus votre démarche : l’absurdité d’être ignoré par la critique alors que vous étiez en lice pour plusieurs prix, le fait que la mémoire d’Ann soit ignorée, l’impossibilité de développer sur certains aspects du livre, soit littéraires, soit documentaires ?
C’était un peu tout ça. Effectivement le livre est surtout pour Ann, et après je crois assez aux contrats, je suis peut-être encore idéaliste, je crois aux contrats, et le contrat des prix c’est qu’on attire dans la lumière une dizaine de titres — après il y a quelqu’un qui gagne mais c’est un truc en plus — les dix ou quinze qui sont attirés dans la lumière normalement ça attire l’attention. Mon roman était sorti en mars donc ça fait un bout de temps quand même ; il avait été dans le prix Sagan (bon, ça c’est un peu vieux mais) il était dans deux prix, donc repêché loin, donc c’était une première aspérité pour un journaliste curieux, comme j’ai dit ; la deuxième c’est que j’étais absolument inconnu, bon ; la troisième c’était que Besson en avait parlé au début de l’été ; Besson est quand même réputé pour être une référence. Donc tout ça sans avoir eu aucun écho, j’étais étonné du silence. Mais oui, c’est plutôt pour Ann, parce que ce livre est un hommage, c’est surtout ça qui me tient à cœur. Et s’il n’y avait pas eu les prix parce qu’après tout le monde a dit oui mais il a déjà eu deux trucs oui mais c’est sûr que s’il n’y avait pas eu les prix je n’aurais pas passé cette annonce, ç’aurait été ridicule, je veux dire dans le contexte ... que personne ne respecte le contrat qui est de dire plutôt que d’interviewer pour la millième fois je ne sais pas Delphine de Vigan et tout ça de dire tiens moi je suis journaliste j’aurais dit bah oui tiens il y a un mec qui était en troisième division il est dans l’équipe de France, au moins un ou deux et là j’en ai zéro.
Vous parlez souvent dans _Ann_ de la place et de l’importance de l’écriture des carnets. Est-ce que la composition d’un livre vous approrte quelque chose en soi ou est-ce que l’intérêt principal est la publication au sens d’offrande à tout le monde ?
J’emploie souvent l’expression « classer des dossiers », c’est-à-dire que c’est un peu en vrac dans des carnets : ça c’est le principal, noter sur place. Si je veux décrire un café, comme ici, je vais forcément décrire un café réaliste ; si j’essaye d’imaginer un café je vais être dans le cliché, donc je pense qu’il faut noter sur place. Ensuite, je reprends ces carnets, je les recopie tels quels, parce que le premier jet est important, puis je regarde comment tout ça peut s’agencer, parce que peut-être que demain en repensant à ce café je vais me rappeler quelque chose, noter... C’est un peu en vrac et bien sûr que l’idée c’est de la recomposition. Après, la publication, j’essaye de chasser ça de mon esprit parce que... je l’aurais fait pour moi, de la même manière. Le premier [Les Saintes] c’est pareil : je l’aurais fait de tout façon, pour mettre au propre, un peu comme on met des photos dans un album de famille : on a des photos en vrac, on les imprime et on les colle et là on a un truc, donc je l’aurais fait pour ça.
Dans une interview vous avez dit justement que vous notez beaucoup de choses dans vos carnets, puis « Je les reprend et je me débrouille ». Sur le travail d’écrivain, concrêtement, comment travaillez-vous ?
Quand je note je note bien sûr sur des carnets, et après je travaille sur ordinateur parce que l’ordinateur est quand même assez magique, malgré les pièges. Après tout le travail est de regrouper ça dans des chapitres et de voir comment ça fonctionne. Je garde précieusement le premier jet. Quand je faisais le premier, Les Saintes, j’y ai passé beaucoup de temps, trois ans, et au bout de deux ans je me suis rendu compte que parfois des choses qui étaient dans le premier jet avaient été perdues, sous prétexte d’améliorer et qu’en fait il y avait déjà presque tout, donc maintenant je gagne du temps en faisant plus attention de revenir à chaque fois au premier, jet, de comparer. Par exemple, si je dis « J’étais rentré dans la chambre, elle était entrée dans la salle de bains », etc. et qu’après j’écris que l’hôtel était décrépit, etc. au début je me disais « mais non, il faut mettre dans le bon sens, d’abord l’hôtel était décrépit puis j’étais entré... » Et en fait on perd tout le dynamisme : j’ai appris au fur et à mesure.
Quand je dis je me débrouille c’est : après je recopie, ça prend forme au fur et à mesure, j’imprime (parce que c’est important d’imprimer, on ne lit pas du tout pareil quand c’est imprimé qu’à l’écran), je corrige sur de l’impression et puis même après je fais un peu comme — toute modestie mise à part — comme Proust, c’est-à-dire que parfois pour faire des copier-coller, comme à l’écran on ne voit pas, j’imprime, je rédecoupe des petites bandes, je les mets sur ma table et je regarde : « Ah non ça ça va mieux avant, ça ça s’enchaîne, ça c’est... ». Parfois il suffit de changer un mot pour que ce qui s’enchaînait bien ne s’enchaîne plus à cet endroit là... c’est vraiment un travail de puzzle.
Et avez-vous une idée de l’objet fini avant de commencer ou pas du tout, ça se construit au fur et à mesure. Savez-vous où vous voulez aller dès le début ?
Non... mais le titre est important parce que le titre est assez programmatique, il m’aide à fixer un contenu, on sait de quoi on va parler et comment on doit parler, donc le titre est important. Après, l’objet fini est-ce que ça va faire deux cents pages ou cinq cents on n’en sait rien. Celui-ci je pensais qu’il serait beaucoup plus court et rapide, que ça serait deux cents pages, et puis finalement non parce que j’avais beaucoup de choses. Et après il y a tout un travail de correction : je le donne à lire à plusieurs personnes qui me font des remarques. Là, je l’ai fait avec une amie, Emmanuelle, ça a duré trois semaines, on a repris quasi mot à mot tout. Une femme aussi pour avoir un regard extérieur sur ce que je dis et qui est peut-être un peu sensible. Je me répète beaucoup, donc on surligne : ce n’est pas utile, ça a été dit deux fois et on a du mal, soi-même, à tuer cet endroit là, parce qu’on se dit quand même c’est pas mal... Avec quelqu’un d’autre c’est plus pratique.
© Fabrice Guénier
Après la publication de Saintes, est-ce que vous pensiez resoumettre quelque chose pour publication ?
Non. C’est aussi pour ça que je dis que je ne suis pas écrivain, au sens où je ne me mets pas à ma table en me disant « Tiens, qu’est-ce que je vais écrire ? “C’est l’histoire d’un cosmonaute...” ». Saintes c’était quinze ans de voyages, avec un programme... Le titre de travail — très clair, et c’est ce qui m’avait donné l’idée de retrouver tout ça — c’était « Touriste sexuel », de façon à être cash dès le début, et au début le livre était plus léger je dirais, et au fur et à mesure c’est devenu assez poétique. Quand je l’ai donné à Gallimard, ils m’ont dit « Non, ça ne convient pas ». J ’ai senti que c’était un peu « Pas de ça chez Gallimard » et ils ont dit que le contenu était trop poétique, que ça ne correspondait pas. Mais c’est un peu comme si j’avais (pas aujourd’hui mais il y a un certain temps) appelé un bouquin « Pédés » et que dedans ça traîte d’une histoire d’amour entre deux garçons : au moins tout de suite on assume l’étiquette, je dirais, infamante. Donc j’ai pris l’inverse, parce que c’était un livre pour rendre hommage à toutes ces filles qui selon moi sauvent des millions de vies chaque année, et j’ai appelé ça « Les Saintes » — qui n’est pas un titre très vendeur.
Donc j’avais fait celui-là qui était quinze ans de voyage, j’avais bouclé le dossier, et à la fin des Saintes je rencontre Ann (j’en parle), et ensuite il est arrivé tout ça, et je me suis dit qu’il fallait que j’écrive quelque chose. Par la suite, s’il m’arrive des choses je les raconterai, mais sinon non. La publication, c’est compliqué... celui-là, je me dis il existe, j’ai mon paquet, j’irai jusqu’au bout, mais après non... Depuis qu’il est sorti je suis plutôt sur des photos et des choses comme ça, mais je le fais pour moi. Si on pense à un lecteur, si on pense à « Ça va plaire, ça ne va pas plaire », c’est un peu embêtant. J’ai l’innocence du premier qui était « Je le fais pour moi » ; au bout de deux ans je l’ai donné à un ami qui me connaissait un peu mais pas trop, mais qui lisait beaucoup, qui m’a encouragé et petit à petit ça s’est fait... et je l’ai envoyé à Gallimard.
Ça m’a étonnée de pouvoir vous joindre, je pensais que je devrais passer par un agent...
Oui, j’ai bien fait de mettre mon numéro, c’était la seule solution, d’abord pour que ce soit efficace, pour que ce soit un peu culotté. Mais c’était sans risque : tout le monde était étonné, « Ah, il a mis son numéro... » — avant, tout le monde était dans l’annuaire et ça ne posait aucun problème, on dirait que — tout le monde va se montrer à moitié déshabillé sur Facebook...
Ça n’a rien de plus privé
Oui, on m’a dit « Et vous ne craigniez pas d’être assailli d’appels ? » — vous imaginez bien que c’est le but, et si j’en ai marre, je change de numéro... Donc oui, c’était bien parce que ça court-circuite, que ça paraisse direct, sans intermédiaire, c’était mieux. [...] Et sur le premier surtout — moi tout de suite je l’avais conçu comme un livre, comme j suis graphiste, je l’avais mis en page comme un livre, repris leur typographie, pour le voir carrément comme un objet fini quand même ; et donc il y avait beaucoup plus de à la ligne, de découpages, de telle page est en face de telle autre — quand je leur ai donné ils m’ont proposé une autre typographie, un autre truc, ce n’étaient pas les mêmes chasses donc parfois il suffisait d’un seul mot en trop et ça décalait tout, parfois je voulais que ce soient des doubles pages, je ne voulait pas qu’on tourne, de la même manière que, que ça ait un sens ; je n’aime pas trop les livres par exemple qui se terminent sur une page et en face on a une page blanche, j’aime bien que ça se termine — comme là. Alors ce sont des petits détails, mais j’aime bien que ça se termine ici ; si on avait trois lignes là, ça me fait une mauvaise impression. Tout était un peu comme ça, et là où je les attendais c’était pour qu’ils corrigent le texte, qu’ils relisent la grammaire, la syntaxe — je n’ai eu personne, il n’y a pas eu de correcteur [...]
Revenons sur le livre. C’est un livre à l’évidence très personnel, qui m’a semblé très juste, honnête, bien senti, expressif... est-ce que vous auriez l’envie et la capacité d’écrire sur un sujet qui vous serait moins intense, par exemple une pure fiction ?
Non, je ne crois pas. Non, et j’ai remarqué que j’écrivais vraiment pour moi, je suis incapable de changer même un prénom, si une personne s’appelle Pascal, je ne peux pas dire « Il s’appelle Olivier », parce que je vois tout de suite autre chose. Même elles, toutes ces filles qui ont des noms... j’ai essayé quelques fois, en me disant « Ça sonnera mieux », ou « Ça se prononce mal », et tout de suite, ça ne marche pas ; donc je ne me vois pas commencer l’histoire d’un caméraman qui s’appellerait Jacques et qui partirait faire je ne sais quoi... Non, a priori non. Et je remarque que quand c’est vécu, qu’on note au fur et à mesure, c’est beaucoup plus fort, il y a quelque chose. Donc non, pas vraiment.
Vous racontez justement beaucoup de choses intimes, sur Ann et sur votre relation. Est-ce que vous en avez gardé pour vous ? Est-ce que votre livre traduit une vision thaïlandaise du privé ou est-ce lié à vous ?
C’est parce que c’est à chaque fois des petits détails pittoresques, et parfois c’était très beau, ou complètement imprévu, donc ça me plaisait de le dire. Effectivement il y a une forme d’impudeur, mais parce que je pense que pour arriver à intéresser ou simplement à être vrai il faut peut-être dire ces choses-là. Alors oui, je comprends bien que si c’était quelqu’un avec qui je vis, mais je suis assez comme Guibert qui disait que voilà, on dit tout on, dit tout ou alors on ne dit rien, je trouve que c’est assez juste...
Vous avez gardé des choses pour vous ?
Non, où alors c’est que ce n’était pas intéressant, dès que c’était intéressant... où alors c’est que c’était trop difficile à raconter. Par exemple je crois que c’est dans l’un des deux, je dis qu’elle aimait bien faire l’amour en écoutant des sons de films pornographiques qu’elle avait sur son téléphone : ça c’est trop difficile à raconter, j’ai trouvé ça tellement à la fois gamin et bizarre et tout ça et pas tordu que... Mais elle par contre non, par exemple une fois elle a téléphoné à une de ses copines pour dire que c’était chaud la nuit précédente... et donc là c’est elle qui le fait et je le note parce que je trouve ça marrant. Mais non, je ne garde pas trop de choses pour moi — mais je vous dis, ma mère l’a lu, donc bon...
Est-ce qu’après une telle histoire ça vous semble envisageable de retourner à Pattaya, est-ce que vous y êtes déjà retourné
Non, je n’y suis pas retourné mais bien sûr que j’y retournerai.
Et d’après vous qu’est-ce qui changera et qu’est-ce qui sera identique ?
C’est un peu... je ne sais pas. Déjà j’y retournerai pour voir sa famille, dans le nord, voir ses amies, parce que quand même c’est là-bas que je suis heureux... si je pouvais aller vivre là-bas j’irai, si je pouvais m’arranger avec mes enfants j’irai m’installer là-bas tout de suite, pas que pour les filles, pour tout, parce qu’il fait beau, parce que tout est simple, parce que tout est toujours gai, parce que... Ceux qui vont vivre là-bas ce n’est pas que pour les filles, c’est pour la nourriture, pour la facilité, le climat bien sûr... c’est une pays assez paradisiaque, sur beaucoup de points ; après c’est une question de moyens ; mais qu’est-ce qui changera je ne sais pas trop ; quand j’y suis retourné après la crémation je pensais que ça allait être catastrophique et en fait ça l’a été moins que je ne l’avais pensé, donc ça m’a un peu rassuré, mais bien sûr que je la verrai à chaque coin de rue, mais ça ne me... j’avais peur justement que ça me prive de tout ça... j’avais trouvé l’endroit et que là il serait supprimé... et j’ai été rassuré quand j’y suis retourné. Mais bien sûr que j’y retournerai, ce sera forcément un peu de blues, oui, partout, tout le temps, mais ça l’est déjà ici, c’est comme une espèce de voile... Et là bas il y a — parce qu’ils sont dans cette phiolsophie là — il n’y a pas de demain, il n’y a pas d’hier, c’est toujours aujourd’hui, et quand on y est on est pris par ça, donc je pense aussi que ça me fera aussi cet effet là, mais elle sera toujours là.
© Fabrice Guénier
Dans Ann on trouve en filigrane la description d’un drame du sentiment en Occident. Avez-vous envie d’écrire sur cela plus directement ?
Dans Les Saintes j’en dis vraiment plus, il y a vraiment plus des aller-retours, il y a des parties qui sont là-bas, il y a des parties qui s’appellent « Paris » où ça raconte beaucoup plus ça et mon point de vue sur tout ça, les hommes, les femmes, les enfants et tous ces trucs là donc c’est plus net. Mais oui, j’ai aussi commencé quelque chose en ce moment — pareil, de rassembler des notes — c’est plutôt quelque chose qui parle de ça, qui parle de l’état dans lequel on est ici...
Justement j’ai trouvé que c’était une partie très intéressante du livre, cette description d’hommes qui sont des enfants sans pouvoir l’être...
Oui, c’est un sujet qui me tient à cœur et j’explique à chaque fois que oui, bien sûr, c’est la rencontre de deux misères, une misère sentimentale ici et une misère — en Thaïlande on ne meurt pas de faim, si elles voulaient travailler dans une supérette elles pourraient, et elles gagneraient, et elles pourraient faire vivre leur famille quand même — mais le côté paillettes et de gagner cinquante fois plus tout en s’amusant, dans la mesure où le sexe n’est pas du tout comme ici et il ne leur pose pas le même problème, elles choisissent facilement, elles n’ont pas toutes cette capacité, mais...
Mais sur la catastrophe de l’occident, oui, mais peut-être que ce serait plus... un essai c’est un peu compliqué ; il faut trouver une forme justement pour que ça reste quand même... j’accorde beaucoup d’importance à ce que ce soit facile à lire, un peu ambitieux mais que ce soit fluide et qu’on ne se prenne pas trop la tête ; on peut se prendre la tête sur des sonorités et des choses comme ça mais je ne veux pas un truc aride, pas un truc qui se mérite, etc. Que ce soit musical. Et là-dessus oui, parce qu’il y aurait beaucoup à dire et d’ailleurs là-bas, quand on leur dit « Mais vous savez qu’en occident on trouve que l’argent et le sexe ça ne va pas ensemble » elles disent « Oui, les occidentales, on connaît toutes les histoires, tous les mecs qui sont arrivés nous ont raconté, elles n’ont pas de leçon à nous donner et on n’a pas à rougir de quoi que ce soit parce que là-bas aussi l’argent et l’amour c’est quand même pas si loin que ça ».
Est-ce que vous avez vu des différences entre les diverses nationalités de touristes ?
Moi, un peu, et elles je leur en parle souvent. Alors c’est assez clair : les français sont radins, les Allemands sont généreux, les Anglais sont des cons ; ils sont assez jeunes les anglais, et ils sont assez égocentriques, pas très gentils, et tout ça. Les Japonais sont pervers, et ils les prennnet pour leurs bonnes, c’est-à-dire qu’il faut qu’elles fassent des trucs un peu bizarres mais en plus il faut qu’elles balayent la chambre, alors qu’elles sont déjà comme ça naturellement, à prendre soin, mais eux sont un peu sadiques et très machos... Elles adorent les Allemands, qu’elles trouvent généreux, et gentils ; les Allemands adorent les ladyboys, il y en a beaucoup qui vont en Allemagne ; les Américains, bon, n’ont pas trop d’image, mais les catégories c’est un peu ça.
J’évite les Français en général parce que je n’y vais pas pour rencontrer des Français, à part le patron du bar, mais sinon en général j’évite les Français. Mais il y a les touristes et il y a les expatriés aussi, c’est encore autre chose. Tous les expatriés sont très — tu as envie de leur dire « Mais pourquoi tu restes là », parce que ils sont très... méprisants, même quasi racistes : elles sont des sauvages, des voleuses... tout cela très contradictoire parce que d’un côté ils les appellent voleuses et en même temps ils ne sont pas contents parce que la fille à qui ils avaient donné rendez-vous à minuit quand elle lui téléphone c’est pour leur dire « Bah non, je suis avec des copines, je m’amuse, on se verra un autre fois ». Elles ne sont pas vénales, elles n’en ont rien à faire. Ils sont tous très très à droite, et sont tous assez... oui, ce sont des colons quoi. Éthnocentrés. Moi tout m’amuse, donc je peux écouter n’importe quelle horreur, mais bon... Pareil, au niveau de hôtels (mais bon quand je connaissais Ann, et même, au bout d’un moment quand on y a vécu longtemps...) je préférais prendre une chambre dans un immeuble où il y avait des Thaïs que dans un condo avec des farangs à tous les étages, parce qu’on y va pour ça et qu’ils sont très gentils et que c’est marrant.
© Fabrice Guénier
J’ai trouvé que les hommes étaient très absents de votre récit. Où sont-ils ?
Je n’aime pas du tout les hommes. D’ailleurs, dans Ann Emmanuelle m’a fait corriger, c’était un peu touchy : Ann avait eu un fils et j’ai écrit que si elle avait eu aussi une fille j’aurais été au Paradis — parce que oui, je préfère. Parfois même mon frère (j’ai un frère aussi qui a relu) me disait aussi « Où sont les hommes » ; je répondais que je n’y arrive pas, que même dans une scène — alors en général je ne triche pas, parce que je raconte ce que je vois — mais même si dans une scène il y avait un petit garçon en trotinette j’ai plutôt envie d’en faire une fille que de le garder en garçon. Et les hommes en plus je les bashe un peu parce que je raconte qu’ils sont gros, la chemise ouverte etc. — mais c’est vrai qu’ils sont beaucoup comme ça. Et c’est vrai aussi que les hommes Thaïs ne viennent pas tellement vers les étrangers, parce qu’ils — je les comprends — ils doivent un peu l’avoir mauvaise, eux ils ont trente ans, ils sont bien bâtis, et ils voient les filles avec des mecs comme ça, je comprends qu’ils ne doivent être pas forcément contents. Il y a des Thaïes qui préfèrent les Thaïs, qui vont avec des farangs mais préfèrent les Thaïs — Ann n’était pas comme ça — mais c’est vrai que ce qui est magique là bas c’est qu’on est avec des femmes tout le temps, qui sont gaies, qui rient... Les hommes, je trouve, même à Paris, comment dire... Les femmes parlent en général de leur vie, d’une réalité, les hommes sont toujours dans des concepts, on refait l’équipe de France, on refait la politique mondiale, dans de l’idéologie ou des idées... Alors un à un, des amis proches, oui, mais sinon... Je dis souvent qu’une tablée de secrétaires, même un peu idiotes, même parlant chiffons, je préfèrerais à écouter qu’une tablée de VRP qui va être sur les courbes de chiffre d’affaire, Internet, du « oui mais moi », ça ne m’amuse pas du tout. Mais même les hommes là-bas — c’est un pays très féminin, même les hommes sont assez maniérés, en plus les Thaïs mecs, comme ils ont moins de contact — ils sont chauffeurs de taxis, des choses comme ça — ils parlent moins souvent anglais, et contrairement à ce qu’on pense la Thaïlande est plutôt un pays qui fait monter les femmes, c’est elles qui sont derrière les guichets, qui parlent anglais... Si on veut demander un renseignement il vaut mieux aller demander à une femme qu’à l’homme à côté, elles sont plus évoluées, à cause de tout ce brassage en fait. Mais c’est vrai, on me fait souvent le reproche « Il n’y a pas de mec et quand il y en a ils sont grotesques ».
Je me demandais si ça venait de vous ou si c’est l’endroit qui était comme ça, mais c’est un peu des deux en fait.
Oui, c’est une peu les deux, c’est-à-dire que si on veut éviter les hommes c’est parfait, et moi aussi je suis un peu comme ça.
Qu’est-ce qui pousse un homme à aller en Thaïlande et à aller voir des prostituées ? Qu’est-ce que vous pensiez y trouver et pourquoi pas ailleurs ?
Toutes les histoires sont un peu les mêmes, les mecs c’est suite à un divorce, une rupture, etc. ; soit ils savent, soit, comme dans mon cas, je savais mais la première fois, quand je suis venu en 1995 — c’est ce que je raconte dans Les Saintes je n’y allais pas pour ça, je m’étais dit « Tiens, le Vietnam c’est romantique et je sors d’un truc un peu dur » et c’est en arrivant à Bankok — j’y suis allé avec ma fille à l’époque — et on s’est posé à Bankok et je me suis dit « Mais c’est là que j’aurais du venir, parce que c’est là que j’aurais peut-être pu être consolé ». Au bout de deux jours le chauffeur de taxi m’a dit « Si tu veux des filles (en anglais, sans se préoccuper de ma fille...), et puis ça s’est fait comme ça. Mais tous arrivent à peu près pour ça, c’est-à-dire qu’ils arrivent suite à un divorce, une rupture je dirais soixante pourcent, et soit ils savent ce qu’ils vont trouver, soit ils ne savent pas et on leur a dit... Le patron du bar, Fabien, qui pourtant est un obsédé dit « Non, je ne savais pas, j’y suis venu parce qu’un pote m’a dit “tu sais en Thaïlande on mange bien” », donc il a débarqué à Bangkok, et la vie fait bien les choses il a pris un hôtel juste dans le quartier chaud de Bankok, il est arrivé dans l’après-midi avec ses valises, il n’a rien vu, parce qu’il n’y a rien à voir et le soir il est descendu : c’était Disneyland partout et là il a commencé à comprendre. Tous arrivent à peu près pour ça, un peu en miettes et un peu pas en bon état, et c’est pour ça que je dis qu’elles sauvent des vies parce que je pense qu’il y en a qui se mettraient par la fenêtre. Pattaya c’est sept millions de visiteurs chaque année, c’était récemment, je crois, au treizième ou quatorizième rang mondial, une ville de cent mille habitants — c’est Saint-Tropez. Et c’est devant la Mecque, ça me fait toujours rire. Mais ça reste très familial, parce qu’ils ont cette qualité quand même, ce n’est pas l’usine, ça reste chaleureux, à la bonne franquette, c’est assez impressionant.
© Fabrice Guénier
Sur la genèse de la relation avec Ann : une fois dépassés les rôles client – prostituée, j’ai l’impression qu’il s’agit d’une histoire d’amour très classique.
Classique mais à l’envers, c’est ça, c’est tout à fait ça. Classique. Ici on part de ce qu’on croit vrai et ça part sur un truc un peu faux, là-bas on part d’un truc complètement faux et on arrive à le faire en vrai. Ce que je dis dans Les Saintes surtout, c’est que oui, je pense qu’il faut avoir vécu les histoires normales, on se rencontre, on se marie, on a des enfants, et tout ça, mais une fois qu’on l’a fait une fois, deux fois, trois fois, quatre fois, on ne peut plus y croire ; je ne vais pas refixer un rendez-vous, aller au restaurant, aller chez Ikea, etc. Donc, il faut passer à autre chose, et là-bas, effectivement, on est dans le contrat, au début on achète une heure, on est dans une chambre, bon, et puis si les deux sont intelligents, ont des choses à se dire, ont d’autres attentes, peut naître quelque chose, et ça me paraît aussi solide qu’ici où les garçons vont faire semblant d’aller en discothèque en aimant danser alors que ça ne les intéresse pas et ils attendent juste de savoir avec qui ils vont rentrer, parce que c’est ça qui marquera qu’ils ont plu ; la fille, toute la soirée, d’abord on lui aura porté son vestiaire, on lui aura payé des coups à boire, tout le monde lui aura dit qu’elle est mignonne, et elle rentre elle est comblée ; le mec pour qu’il se dise qu’il s’est passé quelque chose il faut qu’il ramène quelqu’un. Là-bas, comme on peut entrer n’importe où, poser dix dollars, pas dire un mot, monter, le mec s’assied, discute, « Comment tu t’appelles, c’est quoi ton prénom », il bredouille trois mots en Thaï, et finit par dire — parce que justement à la question « Est-ce qu’ils viennent chercher du sexe ? » : non, ils viennent chercher de la tendresse — il finit par dire : « Je suis un peu crevé ce soir, si tu veux on rentre, on dort, et c’est tout », et la plupart tombent amoureux, quand ils tombent amoureux et que ça ne se passe pas bien ils vont la rappeler — il y en a dix mille autour mais ils veulent celle-là — enfin oui, après ça devient effectivement une histoire normale, bien sûr.
Le sujet en toile de fond de votre récit est plus souvent l’objet de documentaires que de fictions, et quand il s’agit de fictions, il est plus souvent traité du point de vue des prostituées, on dirait même des victimes. Quelle serait la valeur documentaire de votre livre ? Est-ce que ce que vous y décrivez est généralisable à Pattaya, aux habitant(e)s en dehors du cercle que vous y côtoyez ?
Oui, je crois que ça représente assez même toute la Thaïlande, même Bankok (même si Bankok c’est un peu plus industriel), mais ça représente... ça se passe quand même un peu partout comme ça, ce n’est pas le cas du Cambodge, des pays autour... Dans Les Saintes, les pays ne sont pas forcément précisés mais ça se passe toujours bien en Thaïlande et quelques fois bien quelques fois pas bien, c’est beaucoup plus violent au Cambodge, où les parents vendent leurs enfants, il y a de la misère ; au Vietnam c’est assez dur aussi, le Laos c’est un peu comme la Thaïlande... La Thaïlande est une espèce de microcosme très particulier, un peu étanche, où tout ça n’est jamais violent, enfin très rarement, et où c’est dans le flux social, donc je crois que c’est une assez bonne image, et c’était un peu mon but, dans le premier et dans celui-là, celui-là c’est surtout sur Ann, mais c’est quand même en fond, de dire, « Ce n’est pas ce qu’on vous montre à la télévision, les journalistes qui en parlent n’y ont jamais été, ils vous projettent une idéologie, la prostitution n’est pas la même partout, l’image du corps n’est pas la même partout ». J’imagine bien qu’en Ukraine ou en Croatie ça n’a rien avoir, ce ne sont pas les mêmes gens ; la Thaïlande n’a jamais été en guerre, n’a jamais été colonisée, c’est un peuple... peace and love, donc ils gèrent ça très bien et on n’a pas à s’en mêler, ils sont assez grands pour savoir ce qu’ils ont à faire. Donc oui, il y a un côté... militant ce n’est pas un très joli mot mais il y a un côté pédagogique oui.
Sur les documentaires, par exemple, j’en ai vu un de Bernard de la Villardière qui était grotesque ; il y avait des images, qui montraient quelque chose, les commentaires disaient exactement l’inverse, c’était scandaleux. Les filles disaient, « On attend le prince charmant, tout va bien » — elles sont très fleur bleu — lui commentait « Exploitées, payées ». Il y avait un Français à Phuket, adorable, il avait refait des chambres, etc. il envoyait son neveu vaguement recruter, avec des salaires et tout et le commentateur déformait tout... C’est extrêmenent mal traîté — encore lui il y est allé, il a une conscience professionnelle, mais la plupart de ceux qui en parlent n’y ont jamais mis les pieds. Moi j’y ai emmené des amis, j’y ai emmené des amoureuses d’ici, je les ai emmenées là-bas voir, parce que c’est un pays que j’aime bien même comme ça, évidemment sans consommer, parce qu’il fait beau, parce que je connais, et ils étaient obligés de constater que oui, il n’y avait rien de choquant. Elles sont très, entre elles même, les filles Thaïes avec les occidentales, très sœurs, tout de suite, il n’y a pas de compétition. Tout de suite elles sont amicales. C’est mal traîté et avec en plus toujours cette hypocrisie, j’ai déjà eu le débat, quand ce sont les hommes là-bas ce sont les trottoirs de Manille, et quand ce sont les femmes qui vont à Saint Domingue ou au Sénégal chercher la même chose ce sont les Charters de l’Amour.
Je me suis posé la question justement : est-ce qu’il y a un public féminin ?
Un peu. Il y a des filles qui y vont pour les filles, des Australiennes, plutôt, des filles des pays anglo-saxons, de plus en plus mais encore peu. Les filles pour les mecs non, les Thaïs et les asiatiques ont mauvaise réputation, sexuellement parlant, je pense qu’elles vont plutôt dans des pays d’Afrique, Afrique noire.
Mais on dit qu’elles vont chercher l’amour. Et quand tu dis « Tu es sûr », on te répond oui, un mec il ne peut pas faire semblant, donc s’il bande c’est qu’il a envie de la fille — mais tu t’allonges, on te fait un massage, tu fermes les yeux, même un singe qui te caresse, ton corps va réagir de la même manière, évidemment... « Oui, mais les femmes cherchent l’amour » — des garçons parfois, c’est quand même Misandre. Par contre, ce qui est dommage c’est que d’après moi pour les femmes ça ne peut pas marcher, parce que c’est compliqué de renverser deux fois la domination, En Thaïlande, on reste dans les rôles bien prévus : le mec paye, et la fille est jolie. Quand des femmes vont au Sénégal ou à Saint Domingue, si c’est pour quinze jours de vancances, ça marche bien. Moi même quand j’étais (dans Les Saintes je le raconte ça) je continuais d’aller là-bas tout en étant en couple ici, et j’avais dit à cette fille que si elle avait envie d’aller au Sénégal ou quelque part pour être avec un grand black qui sait bien danser, qui est gaulé et qui se marre toute la journée je comprendrais tout à fait. C’est même — quand on dit des couples libres — c’est la seule chose possible parce que si tu es à Paris et que tu as une aventure ça va forcément finir par « tirer » ; si c’est à 10000 kilomètres, en vacances, c’est intime, c’est autre chose. Mais je pense que ça ne peut marcher que comme ça parce que si ça devient une histoire d’amour — ce sont des pays plutôt machos, donc que ce soit la femme qui paye ça complique les choses, parce que le mec se sent diminué, etc. ça se termine en histoires d’escroquerie... Je dis à mes amies qui ont une cinquantaine d’années qu’elles régnent pendant un certain temps, qu’elles ont tous les droits, mais qu’après effectivement c’est compliqué, parce que si les hommes sont seuls ils ont cette échapatoire là et elles non, concrètement ça marche rarement, alors qu’en Thaïlande il y a beaucoup de mecs qui se marient. Il vaut mieux rester là-bas d’ailleurs, parce que les « exporter » ça ne marche pas, comme je dis quand je parle de Nuy, elles partent trois ans mais au bout d’un moment reviennent, parce qu’elles s’ennuient, parce qu’il fait froid, parce qu’elles n’ont pas d’amies, parce qu’on mange mal, c’est à peu près la trilogie... mais elles ont eu une expérience.
© Fabrice Guénier
Je vois votre livre premièrement comme une exploration des sentiments par les mots : mettre des mots sur une personne, des réactions, des lieux et leur mode de vie. Il est présenté comme un roman mais il présente une histoire extrêmement simple, pas d’intrigue, une construction davantage basée sur la juxtaposition et l’accumulation aux niveaux des mots et de la phrase que dans sa globalité. Est-ce que la forme naturelle de cette recherche n’aurait pas été plutôt du côté de la poésie que du récit ? Est-ce que vous appelleriez votre livre un roman ? Est-ce qu’il n’aurait pas gagné à être plus dense et plus court ?
Non, un récit j’aurais dit. Plus dense et plus court ? [...] Oui, c’est possible, peut-être que l’hôpital c’est un peu long, je ne me rends pas compte... Alors poésie, c’est un mot qui m’a fait peur longtemps ; c’est Houellebecq qui m’a réconcilié avec. Pour moi poésie c’était « Mignonne allons voir si la rose... », je trouvais ça ringard... Houellebec en mettant « Prisunic »... je me suis dit « Ah oui... », et je me suis dit la même chose avec Bukowski [...] En même temps j’aime bien qu’il y ait une histoire, il y a peut-être dans celui-là, plus dans l’autre, des passages qui sont purement poétiques, sur les mots, mais j’aime bien qu’il y ait un fil conducteur, qu’il y ait une action, un déroulé, même s’il est minimaliste. J’aime beaucoup Wim Wenders parce que justement il y a ce côté road movie, on ne sait pas ce qui va se passer, mais il y a quand même... il y a quand même une route, on n’est pas dans une abstraction totale...
[...]
Mais effectivement, quand il était en conception, il y avait Emmanuelle et il y avait un homme, qui aurait voulu plus court, il disait l’hôpital au bout d’un moment, ça va, on a compris, la crémation : « Je ne fais pas d’éthnologie » — je lui ai dit si, sans éthnologie, moi même j’étais sidéré et bien sûr il faut tout raconter [...] Mais effectivement, c’est comme si les les hommes voulaient aller à l’essentiel, à l’efficace, alors que je lui disais, et Emmanuelle était d’accord, non, il faut ce temps là, même si c’est répétitif, même si... on est immergé dans le truc. Moi les longueurs ça ne me dérange pas, que quelques fois ce soit un peu ennuyeux ; on n’est pas obligé de toujours cavaler.
Vous écrivez plusieurs fois que le texte est une ballade à Ann, mais à la lecture on pense au moins autant à une élégie. Si ce n’est dans le contenu au moins dans le texte, dans la tonalité, le deuil du narrateur paraît plus présent que la vitalité d’Ann. Qu’est-ce qui a le plus dirigé votre écriture : l’exploration de la vie Thaïlandaise ou l’exploration du sentiment de perte ?
Ce que je voulais surtout c’était raconter raconter sa vie, parce qu’elle me l’avait racontée souvent et il y avait ses expressions, tous ces trucs, cette vitalité et ensuite raconter par le menu presque l’hôpital, la crémation, la famille, toutes ces choses là. Donc élégie oui, mais c’est un mot un peu compliqué, comme « tombeau » : certains ont proposé, pour la quatrième de couverture, « Un tombeau pour Ann » ; là on est vraiment dans le trop lourd, c’est trop le marbre. Non, je voulais faire son portrait et lui rendre hommage, et ne pas faire de tri dans ce qu’elle me donnait et donc raconter jusqu’au bout.
J’ai aussi eu des remarques de gens qui me disaient que je devrais m’arrêter avant le retour à Pattaya — c’étaient des femmes que ça choquait — qui disaient « Mais tu es dans le deuil et tu retournes là-bas et c’est reparti » : non, ce n’était pas « reparti », on sent quand même que c’est pas du tout la Boum, qu’il y a autre chose. Ça s’est passé comme ça, et puis si je finis « Oui alors il rentre et il est triste » : non, ce qui est intéressant c’est ça ; puis ce passage avec des deux filles qui m’accompagnaient au temple, c’est magnifique je trouve ; et je ne cherche pas à rendre le personnage sympathique, ça s’est passé comme ça, et je pense que dans ça il y a des choses intéressantes, des choses bien, donc j’y tenais.
Après, j’espère qu’on la voit quand même bien, qu’on la sent à travers ces mots, surtout sans psychologisme, mais à travers ses expressions, ce qu’elle dit, ce qu’elle fait, ce que je raconte de sa vie.
J’ai l’impression que c’est un texte triste qui parle de quelque chose de gai... le ton de vos carnets est le même ? Est-ce qu’il y a plus de gaité dans les carnets ?
Quand on note c’est plutôt quand on observe, c’est plutôt calme ; quand c’est gai, si on danse ou si on boit des coups, on s’amuse, on ne va pas noter en même temps, donc c’est vrai que par nature le carnet va plutôt être en-dessous. Je ne suis pas forcément un mec très gai non plus... S’il peut y avoir des choses gaies ça peut être des descriptions d’elle sur le moment, ou des choses comme ça... Non, je n’ai pas sa gaité bien sûr, je n’ai pas... c’est forcément un coin un peu gris-rose, et tout ce qui est hôpital et crémation je l’ai vraiment noté sur le moment donc là il y avait évidemment un ton triste.
Mais il y a peut-être justement dans les cérémonies une certaine gaité ; je voyais bien qu’ils étaient tristes et très receuillis et en même temps, on les entendait s’engueuler disant « Mais non ce n’est pas comme ça, bien sûr que l’encens ça se met là, mais non les bananes c’est comme ça, mais truc mets toi là, prends l’assiette...» Un truc très normal, vraiment une grande leçon... Ici un enterrement c’est trois coups de pelle au Père Lachaise et puis « J’ai un rendez-vous ; là, la vie du village s’arrète pendant quatre jours, tout le monde est là et pas pour profiter parce qu’ils n’arrêtent pas de donner, de distribuer de l’argent, de payer des trucs, non, tout le monde, ils sont mille fois plus forts que nous là-dessus, c’est extraordinaire, et ça fonctionne... Je n’ai pas trop réussi à le faire resortir, mais après les quatre jours on n’est pas dans le même état qu’au départ, même pour moi, qui suis occidental, qui comprenais un dixième de ce qui se passait, les prières, etc., au bout de quatre jours il s’est passé quelque chose, ça console, on a le temps, le corps reste devant la maison, même quand je dis qu’au dernier moment, avant de la mettre, dans le four — je voulais mettre des mots très basiques — ils ont soulevé le couvercle et proposé que je regarde et j’écris que j’aurais mieux fait de ne pas regarder — après coup si, c’est jusqu’au bout, et ça fait partie de... on s’habitue, c’est comme, comment dire, à petites doses, on accepte, le corps reste un certain temps devant la maison, on sait qui l’emmène et c’est un éloignement progressif, et puis on est là aussi, c’est moi qui l’ai portée, c’est moi qui l’ai lavée. Ici c’est derrière une vitre, on ne peut pas s’approcher, c’est pour nous épargner et en fait ça n’épargne rien. Beaucoup de gens supposent que quand on resort le corps et que ce sont des petits osselets ça doit être affreux, mais non, parce qu’on est dedans, de la même manière qu’aujourd’hui les hommes préfèrent être à l’accouchement que dans la salle d’attente à entendre les hurlements.