Ceux qui ne sont ni trop jeunes ni trop vieux pour avoir connu Aux frontières du réel gardent le souvenir du Docteur Dana Scully s’échinant à longueur d’épisode à transformer les fantasmes de Mulder en prosaïque réalité scientifique. Les plus jeunes auront suivi les déductions brillantes de Bones.
Philippe Charlier porte avec lui tous les ingrédients de la fiction américaine : il publie dans les revues scientifiques internationales, a revêtu dans la presse un surnom cinématographique, jongle entre vie de famille, sa profession de médecin légiste, une suite de doctorats, plus d’une dizaine de livres, ses recherches, des cours... Une impressionnante activité qui ne l’empêche pas de soigner sa communication, notamment dans la presse et via un compte Twitter aussi divertissant que diversifié et interactif.
Une communication au service de la science
C’est le premier paradoxe mis à mal par son travail et son attitude générale : avec un domaine a priori élitiste et réservé aux cercles spécialistes il parvient à occuper le devant de la scène médiatique et à passionner les foules. Il fait de la science sans oublier le glamour. À l’américaine.
Je l’ai rencontré lors d’une conférence organisée le 11 juin par Culture-Toute. Devant l’amphithéâtre, c’est un homme simple et à l’aise, qui, est-il besoin de le préciser, connaît son sujet et qui sait transmettre sa passion. Diapositives à l’appui, il vous mène de point en point avec pédagogie, enthousiasme et un goût de l’anecdote qui fera la joie régulière de ceux qui le suivent sur Twitter. C’est ainsi par exemple que j’apprends que le terme “farcis” qu’il emploie à l’endroit des rois de France embaumés après leur décès est doublement approprié : évidemment parce qu’il s’agit d’un embaumement qui consiste à remplir la dépouille de produits divers, mais surtout parce que ce sont les cuisiniers qui les premiers ont été en charge de cette tâche. Pour que le défunt dégage une odeur agréable dans les jours qui précèdent les funérailles, ils farcissaient le corps avec ce qu’ils avaient à disposition, en cuisine : des herbes, des plantes, des épices... Anecdote encore : c’est de cette pratique que vient l’expression, aujourd’hui bien éloignée de la réalité de l’époque, “odeur de sainteté”. Les rois en France étant de droit divin, il ne fallait pas que leur décrépitude s’accompagne des mêmes désagréments que celle du commun des mortels.
Le diagnostique juste, à plusieurs siècles d’écart
Son domaine, c’est l’archéo-anthropologie médico-légale ; la niche pour laquelle il est si convoité, c’est l’étude des causes de morts anciennes, en particulier quand il s’agit de noms célèbres tels que Henri IV, Agnès Sorel ou Richard Cœur de Lion (dont le cœur léonin, rappelons-le, se trouve dans la Cathédrale de notre ville).
Parmi ses derniers succès, la reconstruction du visage de Robespierre a trouvé écho dans les médias notamment lorsque Jean-Luc Mélenchon s’est plaint que son travail visait à ridiculiser un héros de la Révolution. Chacun jugera de la vraisemblance de la culpabilité scientifique sur ce point, la projection n’en sera pas moins saisissante. Avec comme fondation le crâne du défunt, il a, avec toute une équipe de spécialistes, construit une représentation physique fidèle du personnage historique. Point par point il justifie leur travail.
Les sources d’une telle œuvre sont diverses et toutes l’objet d’une étude pointue. Évidemment le crâne lui-même recèle de nombreux indices et preuves physiques de l’apparence effective de Robespierre. En réponse à son héritier contemporain, on évoquera les traces de cicatrices dues à la variole dont a souffert le révolutionnaire. Bien sûr la forme du crâne, l’aspect de la face sont la base de la reconstruction, dont l’évolution ressemble à ce qu’on voit dans les films, mais c’est un travail aussi minutieux qu’insuffisant. Une partie importante de l’enquête consiste à lire et analyser les comptes-rendus de l’époque. Ainsi connaît-on, confirmés par recoupements nombreux, les différents symptômes que montrait l’homme dans les temps qui ont précédé son exécution : saignements de nez, peau et yeux jaunâtres, asthénie... De nombreux diagnostiques ont été confrontés à ce réseau de symptômes et à d’autres ; les chercheurs ont conclu à un des premiers cas avérés de sarcoïdose (le premier cas médicalement décrit date de 1877).
La recherche est minutieuse, étape après étape le visage prend forme : c’est de la science. La seule liberté — toute relative — prise par l’équipe concerne selon Philippe Charlier la coiffure choisie pour la photographie. Elle n’est qu’historiquement vraisemblable. Mais c’est devant le fruit de tant de science que la magie entre en jeu : si le regard est neutre, objectivement et à dessein, l’impression générale que me laisse le portrait est toute autre. Les yeux bleus, le blanc de l’œil légèrement jauni, le visage grêlé mais aux traits puissants : le révolutionnaire, le politique capable de poursuivre son entreprise au temps de la Grande Peur, de rester debout dans les sombres turbulences de la Terreur, l’homme qui a fait l’histoire vit de nouveau devant nous — cette magie je peux l’accepter justement parce qu’elle s’est construite dans la rigueur, elle a rigoureusement acquis sa légitimité avant d’émerveiller.
C’est là le second paradoxe du travail de Philippe Charlier et de ceux qui l’accompagnent : si l’image de la science, travail fastidieux, ars longa, minutie prosaïque correspond bien à une réalité, ce qu’ils nous en montrent, sans dissimuler le détail de la recherche, c’est la magie du résultat, le progrès achevé, la roman de l’Homme.
Un travail aux antipodes de l’isolement
L’émerveillement est ce qu’il me reste de plus marquant de cette conférence ; d’autres auront retenu l’intérêt quotidien de ces recherches qui de prime abord peuvent sembler futiles peut-être. Les avancées de scientifiques tels que Philippe Charlier et la foule d’autres experts dont il croise continuellement le chemin ont des applications concrètes dans la médecine médico-légale pratique, celle qui concerne des morts bien plus récents et généralement bien moins célèbres. Elle permet aussi de préciser, combler et réviser notre connaissance de l’histoire de l’humanité, de Cléopâtre jusqu’aux Toi Moko de Nouvelle Zélande. Sera aussi retenue l’incroyable convergence de talents et de spécialisations dont la collaboration est nécessaire à l’aboutissement d’études satisfaisantes. Ainsi voit-on des métiers aussi loin de notre imagination que des experts en lin, ou en pollens, par exemple dans la confirmation de l’appartenance du cœur conservé dans Nôtre-Dame de Rouen.
Je vois là l’infirmation d’un troisième paradoxe de la science. Il est globalement accepté que la science en général est utile et source de progrès ; en revanche, le mythe du savant seul dans sa cave, ou, moins fantasmagorique, l’image de la petite équipe enfermée dans un labo — ces présomptions ont la vie dure. Pourtant, le travail de Philippe Charlier est très éloigné de cela. Il se déplace beaucoup, pour recueillir des données, partager son expertise, rencontrer d’autres experts. Ses études ne sont jamais un travail solitaire. Pour exemple, on pourra citer son travail, par ailleurs controversé, sur l’appartenance ou pas d’un crâne à Henri IV. Le papier final, publié dans une revue internationale, présente une vingtaine de points qui corroborent que le crâne en débat est celui du roi de France. Cette étude portait plus de vingt signatures expertes, ce qui ne rend pas compte évidemment des auxiliaires de passage. La science peut être dynamique et dans le monde.
La science est entremêlée dans l’histoire mais aussi le quotidien des hommes. Ce que rappelle Philippe Charlier, souvent et avec insistance, c’est que la science ne doit pas non plus oublier — et doit rappeler à chacun — que les dépouilles, les reliquats, la poudre du cœur du roi Richard, tout cela ont un jour été d’autres hommes comme nous, vivants, avec une famille, une vie, et qu’en tant que tels ces témoignages d’une vie passée méritent respect et sépulture. Philippe Charlier milite pour que les résidus corporels soient aussi peu touchés que possible et que toujours ils rejoignent leur lieu initial de sépulture. La science trouve sa justification dans bien des aspects de la vie sociale et sur nombre de facettes de notre humanité ; mais elle ne justifiera pas qu’on fasse passer son exercice avant les plus immortelles preuves que nous sommes humains.
Nota bene Je tiens à remercier le Dr. Charlier pour sa gentillesse et sa pédagogie, pour avoir répondu à mes questions fort naïves et m’avoir partagé les documents qui ont servi à la conférence du 11 juin.