Éric Fottorino était le jeudi 19 juin à l’Armitière pour parler de son roman Chevrotine. Ça a été pour moi l’occasion de découvrir une autre de ses créations, Le 1, nouvelle publication hebdomadaire qu’il a fondée avec Laurent Greilsamer et boucle de semaine en semaine avec une dizaine de collaborateurs. Il en parle avec l’enthousiasme d’un intellectuel qui a consacré plusieurs décennies à construire la presse : celui d’un homme qui a foi que son projet est bon et qu’il répond à un désir profond et insatisfait des lecteurs.
“Chaque semaine, une question d’actualité, plusieurs regards”
Le 1 paraît chaque mercredi depuis le 9 avril 2014. L’objet inhabituel, une simple feuille A2 pliée trois fois pour former un cahier A4, est né d’une volonté de faire de l’information différemment. Au cœur de la publication, “l’unité du savoir” — l’une des significations du nom de l’hebdomadaire. Alors que la plupart des journaux et médias d’information gravitent autour de journalistes, avec, dans un certain cadre, la participation consultative d’experts, Le 1 se veut fruit de transversalité. Dans le numéro daté du 16 avril, qu’il a offert aux personnes présentes, on trouve des textes de journalistes, certes, mais à hauteur théorique de 30% ; le reste, ce sont des écrits originaux par des statisticiens, un philosophe, une poétesse, une géographe... Les experts, les penseurs y sont les citoyens de premier ordre. Les journalistes qu’on y lit ne sont d’ailleurs pas nécessairement ceux qui font le noyau du journal : ceux-là effectuent notamment un travail important d’encadrement et de construction, et l’hebdomadaire s’ouvre volontiers aux journalistes russes pour l’écriture de ce numéro autour de la Fédération Russe et de son dirigeant, “Poutine, cet homme que nous aimons détester”.
Que le fondateur vienne en personne parler avec ses (potentiels) lecteurs de sa création est représentatif de la volonté du projet. De manière presque militante, il s’agit d’une revue pour les lecteurs mais aussi par ses lecteurs. Pour ces lecteurs signifie qu’on n’y trouvera aucune publicité ; que n’est offert à la lecture qu’un sujet par semaine pour pouvoir le traiter véritablement bien ; que “l’objet” du journal lui-même, conçu par le designer Antoine Ricardou, est destiné à pouvoir être conservé, contrairement à la majorité des quotidiens et magazines disponibles en kiosque. Pour ses lecteurs, ça veut aussi dire qu’on respecte le lecteur. Il est manifeste qu’une réflexion importante à été menée sur le sens de ce qu’est l’information aujourd’hui, sur les nouvelles manières de consommer ce qui nous est offert, en abondance et surplus. C’est ainsi que Le 1 est pensé pour pouvoir être lu posément en moins d’une heure.
En contrepartie, c’est un journal par ses lecteurs du fait même de son modèle économique : parce qu’aucune publicité ni partenariat n’entre en compte, seuls les ventes et abonnements font vivre la petite équipe ; la démarche face à la promotion du journal en soi est similaire : les lecteurs (et les acteurs) en sont les seuls ambassadeurs.
Une forme d’information en essor : l’information lente
Un seul sujet, une seule feuille de papier, moins d’une heure de lecture et le traitement, approfondi via plusieurs angles forts différents, d’un seul sujet, lié à l’actualité — mais pas nécessairement immédiate. À l’heure où la diversité de l’information s’acquiert au prix d’un fleuve incessant et soutenu de miscellanées, où les journaux, à chaque instant sur leurs sites Internet mais aussi les réseaux sociaux prétendent proposer une information à la fois complète, essentielle et réactive, à l’heure enfin où une grande partie de l’information ne passe justement plus par les producteurs traditionnels de contenus, l’offre du 1 est claire, attractive et circonscrite à une échelle humaine, tant au niveau de la taille que du temps.
Dès la constitution de sa forme, il marque son retrait du flot courant de l’information. On ne peut pas sérieusement lire Le 1 dans le bus ou le métro. Le numéro du 16 avril propose en matière de “page centrale” une carte de l’univers russophone, un document très intéressant mais qui requiert qu’on ouvre le rectangle de cinquante-quatre fois quatre-vingt-neuf centimètres en grand. Le temps de la réflexion vous est ici presque imposé — du moins c’est comme cela que j’ai perçu ce format : les créateurs du journal voient plutôt dans la simplicité du support l’opportunité de pouvoir toujours plier comme cela vous chante et picorer un morceau, dès lors qu’il y a partout quelque chose à lire. Ce n’est pas faux, mais pas non plus très cohérent avec la volonté de proposer un journal-objet qui puisse être conservé dans sa bibliothèque...
Toujours est-il que la publication hebdomadaire, à son tour, vous donne le temps de découvrir le contenu. Il est probable que vous trouviez sur cette période un moment pour le lire d’une traite, ou que vous ayez le temps de le picorer, dans les deux cas à votre rythme. Vous plonger dans un sujet dans la semaine est abordable, et vous avez en bonus la garantie, donnée par des journalistes qui justement travaillent dans ce sens, que ce sujet n’est pas volatile comme tant de choses aujourd’hui. Le sujet est d’actualité, mais pas attaché au sensationnalisme de la minute.
L’autre intérêt de la publication hebdomadaire, plus subtile, est que vous savez à la fois quoi, comment et quand : on peut présumer que ceux qui se sont abonné dès le premier numéro l’ont fait précisément parce qu’ils voyaient là l’assurance d’un sujet pertinent, d’une qualité constante et d’une publication régulière — une expérience souvent aux antipodes de l’information moderne. Finalement, en laissant au journal une certaine maîtrise plus rigide de la publication, c’est le lecteur qui gagne à la fois en liberté et en contrôle.
L’information continue peut parfois se comporter comme une drogue alcool, qui vous entraîne, la volonté et l’attention amollis, vers plus de quantité encore et toujours moins de goût. Le mouvement qui sur l’Internet anglophone s’oppose à cela et à d’autres travers du monde moderne est autoproclamé le slow web, “l’Internet lent”. Éric Fottorino et ses collaborateurs en montrent un bel exemple, avec la prise de position supplémentaire qu’ils croient encore et plus que toujours que le papier reste un média résolument moderne.
Un sujet d’actualité, un dossier intéressant
Le projet est intéressant bien sûr mais l’essentiel reste le contenu ; j’ai lu le numéro offert — évidemment — qui est également intéressant. La première promesse est tenue, puisque la Russie est au cœur de l’actualité récente, entre Syrie et Ukraine ; la seconde l’est tout autant, puisque comme je l’écrivais plus haut les contributeurs sont d’horizons et semble-t-il de sensibilités différentes, et une minorité sont des journalistes. Le sujet choisi est complexe : comprendre la Russie lorsqu’on est Européen est un travail long et semé d’embûches tant les échos qui nous en parviennent sont divers et contradictoires. La Russie, physiquement et symboliquement est une terre vaste et polymorphe. Il m’a semblé traité de manière équilibrée ; en particulier l’article d’Alexandre Baounov est une excellente invitation à la réflexion.
Globalement, on voit dans ce journal que le travail des journalistes n’est pas seulement d’écrire des articles : ici, avec des textes recueillis à des horizons épars, une grande partie de l’art consiste à garder une unité de qualité, de durée, de précision. C’est un défi relevé. Le reproche qu’on pourrait faire est que cette diversité manque d’un fil conducteur, ou d’un habillage. Que plusieurs points de vue se côtoient sans que l’un soit autorisé à éclipser l’autre est le cœur du projet, mais sur un format aussi petit on pourrait s’attendre à une unité narrative un peu plus explicite. Je pense que cette apparence de dossier de presse fait de différentes coupures est volontaire et qu’il a sa place dans le champ médiatique actuel. Néanmoins, cette démarche ne conviendra sans doute pas à tous.
Finalement, si je devais émettre une dernière réserve sur cette entreprise, ce serait que la promesse du bon traitement d’un sujet par semaine pour moins d’une heure de lecture est trompeur par omission. Il n’est évidemment pas possible de parler avec un quelconque début d’exhaustivité de sujet tels que ceux choisis. Ce qu’il faudrait dire plus exactement, c’est que l’objet du journal est clos, qu’il a une unité, qu’il est complet en soi. Le 1, vous le tenez, vous pouvez le conserver et c’est un contenu de valeur. Et un excellent début de réflexion. C’est un hebdomadaire. Vous n’y trouverez ni le compte rendu du quotidien, ni l’approfondissement du mensuel. En revanche vous y trouverez une véritable personnalité dans la démarche : de la poésie, de la philosophie, de la géo-politique... L’unité dans la diversité qui dans un autre domaine pourrait faire une œuvre d’art réussit ici dans l’art du journalisme. Un exemple qui j’espère sera suivi, bientôt, sous d’autres formes, par d’autres protagonistes.